Daniel Djamo interroge le pouvoir de la fonction qu’il utilise pour interroger notre rapport à l’autre.
Entretien mené et traduit de l’anglais par Aurélien Montinari
Aurélien Montinari : Votre travail est profondément social et politique, vous remettez en question la notion de diversité sociale et la peur des étrangers. Pensez-vous que le premier sens de l’Europe, rassembler les gens est encore possible ? Pensez-vous que le patrimoine culturel immatériel est quelque chose qui donne un esprit commun à différents types de personnes ?
Daniel Djamo : Le premier sens de l’Europe n’est pas de rassembler les gens. Cela signifie « large face » (eurys = large et ops = face). Je doute que l’Europe ait été conçue pour rapprocher les gens. Les Grecs sont les premiers que nous pouvons prendre en considération en tant que culture européenne, bien que l’influence sumérienne ne soit pas à négliger. Les Grecs ont voyagé loin dans toute la Méditerranée et jusqu’à la mer Noire, établissant des villages et des villes sur presque tous les rivages. Ils développèrent le commerce avec les étrangers et influencèrent culturellement les autres régions. Mais les Grecs se voyaient comme différents des étrangers. Être un homme signifiait être grec et vice versa. Les étrangers étaient considérés comme étranges et principalement inférieurs, ce n’était pas des vrais hommes, pas des Grecs. L’Empire romain a absorbé la culture grecque comme une éponge. Par la suite, il s’est étendu jusqu’à Colonia Agrippina (aujourd’hui Cologne), envahissant la moitié de l’Angleterre, la péninsule ibérique, certaines parties de l’Afrique du Nord, les Balkans, puis la Turquie, jusqu’à l’Empire parthe.
Les Romains ont hérité de la même façon de percevoir « l’autre ». Après la mort de l’Empire romain d’Occident en 476, le côté oriental continua d’exister, jusqu’à ce que les Turcs saccagent Constantinople en 1453. Le Saint Empire romain a ressuscité l’esprit romain. Il a duré jusqu’au début du 19ème siècle. Après la révolution culturelle de 1848, deux pays ont pris forme. Ils ont tous les deux exporté une forme sévère de nationalisme, mais sont maintenant des membres importants de l’UE (1861 – l’unification de l’Italie et 1871 – l’Empire allemand). L’esprit européen est inévitablement lié aux Romains, tandis que les Romains, eux, sont perçu comme une grande culture au moment de leur naissance identitaire. La peur de « l’autre » est profondément enracinée en nous tous, dans nos cultures. Cela n’a rien à voir avec l’espace européen en particulier. Nous avons tous peur de ce que nous ne connaissons pas. C’est pourquoi nous avons créé les premiers dieux : afin que nous puissions expliquer la nature qui nous entoure (l’eau, la forêt, les animaux sauvages, le feu, le tonnerre, la tempête) donner raison à l’inconnu. C’est pourquoi nous les avons craints, parce que nous ne connaissions pas les dieux. Ils étaient puissants et tout-puissants, une présence avec laquelle nous n’étions pas directement en contact. Nous savions seulement que nous devions obéir.
Je doute que la première raison de l’apparition de l’Union européenne ait été de rassembler les nations, mais plutôt de créer une sorte d’alliance contre d’éventuelles menaces (comme l’URSS, un autre Hitler ou un autre Mussolini). Elle résultait d’un besoin de gérer directement les situations politiques dans tous les territoires, tout comme l’était l’Empire romain il y a 1800 ans. Plus vous avez de partisans, plus vous êtes fort. Deuxièmement, le commerce et l’économie ont certainement joué un rôle dans la fabrication de l’UE.
L’héritage culturel immatériel nous unit dans la plus grande image, mais il souligne également les différences à une échelle plus réduite. Cela montre que nous sommes principalement tous construits de la même manière, et que nous avons développé de manière tout à fait similaire la notion de famille, le côté spirituel et même la musique. D’un autre côté, les différences peuvent paraître énormes si l’on considère plus étroitement la façon dont plusieurs coutumes sont apparues.
A.M. : Vous créez une fiction dans laquelle la migration a changé ; les gens doivent quitter la France pour rejoindre la Roumanie. Quelle est la puissance de la fiction en tant qu’outil ? Quel genre de relation avez-vous avec la littérature de science-fiction ? La science-fiction est-elle encore imaginaire ?
En inversant la migration, voulez-vous inciter les gens à changer d’avis et à ouvrir leur esprit ?
Pensez-vous que la prospective a le pouvoir de changer le présent ?
D.D. : La fiction peut être la seule chose qui vous permet de continuer si vous vivez dans une dictature.
Si vous atteignez un moment de crise, si tout semble insupportable pour vous, alors la fiction peut certainement s’avérer un refuge. Pour les écrivains d’Europe de l’Est, la science-fiction a fonctionné comme un refuge littéraire. Ils vivaient à une époque où tout ce qui était publié devait avoir une connotation sociopolitique communiste. La science-fiction était leur dernière capsule de sauvetage.
Je ne veux pas changer le point de vue des gens, je ne peux pas imaginer manipuler même involontairement des gens. Mais je voudrais que les gens perçoivent d’une manière plus large leur propre réalité, celle qu’ils sont forcés de vivre. Je veux que les gens pensent, je ne voudrais jamais changer de perspective de façon abrupte. C’est la seule chose importante : penser.
Le présent peut toujours être changé. Cependant, il est difficile d’identifier le présent. Même maintenant, en énonçant le mot « présent », il est devenu passé. Nous sommes obligés de vivre entre le passé et le futur. Le présent est quelque chose d’impossible à calculer ou à mesurer avec précision.
A.M. : Vous voulez demander à des adolescents d’imaginer les histoires des migrants dans un futur dystopique. Votre travail est-il une sorte d ‘ »archéologie du futur » ? Pourquoi avez-vous choisi le papier comme moyen ? Pouvons-nous dire que l’hyperface est ici la fiction elle-même ?
D.D. : Je pense que mon projet est en quelque sorte une entreprise archéologique. C’est une archéologie du futur, oui, c’est ça. Pourquoi ai-je choisi le papier ? Parce que je n’ai pas choisi l’iPad. Quand j’ai dû écrire, je l’ai fait sur du papier. Je demande aux gens d’écrire des histoires, pour les fabriquer dans un atelier. Quel autre média aurais-je dû choisir ? Tatouages, murs, iPads ou Facebook ? Je suis un peu analogique, voilà pourquoi j’ai choisi le papier. L’hyperface peut être la fiction, oui.
A.M. : Sur le thème de la résidence, Interfaces versus rupture, demain c’est maintenant, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Quelle est votre définition des hyperfaces ?
D.D. : En fait, je n’aime pas parler de sujets que je ne peux pas couvrir. Je ne sais pas grand-chose sur ce qu’une hyperface devrait signifier dans la philosophie d’Internet. Le syndrome de la personnalité multiple peut être un exemple intéressant de représentation d’un individu dans un mode hyperfacial. Les écrivains sont certainement des créateurs d’hyperfaces et peuvent être eux-mêmes hyperfacés. Demain c’est toujours maintenant, car tout a tendance à être cyclique.