Julien Clauss travaille le son comme une matière plastique, l’espace devenant interface.
Entretien mené par Aurélien Montinari
Aurélien Montinari : J’aimerais tout d’abord revenir avec vous sur cette citation de Paul Valéry, en ouverture de votre dossier, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible« , en quoi cette citation caractérise-t-elle votre travail ?
Julien Clauss : Je ne pense pas qu’elle caractérise mon travail, je la considère plutôt comme une bonne introduction qui problématise le rapport de l’art au visible dans un sens auquel j’adhère. L’art a traversé quelques époques depuis Valéry, et ce qu’il écrivait s’adresse pour moi plutôt à la poésie, la peinture et la sculpture. L’inframince [Marcel Duchamp] et l’art conceptuel n’étaient pas encore passés à la postérité. Pour parler de l’art qui se fait, aujourd’hui, il faudrait à minima actualiser la phrase et parler de rendre sensible plutôt que visible.
A.M. : Vous évoquez l’influence de sculpteurs célèbres comme Louise Bourgeois ou Bruce Nauman, en quoi ces plasticiens ont-ils un rapport avec votre travail qui porte, lui, sur le son ? Comment en êtes-vous justement venu à considérer la plasticité du son et plus largement à celle de l’invisible ?
J.C. : Je pense que le point d’achoppement avec Bourgeois et Nauman se situe dans une sensibilité singulière à l’espace, une envie de faire parler les lieux. Si l’on considère l’architecture par les vides plutôt que par les pleins, la première question qui émerge est celle de l’invisible. Peu importe alors le média : sculpture, installation, vidéo, son… Ce qui m’intéresse chez eux, c’est qu’ils n’ont pas recours au récit pour rendre ces espaces sensibles. Il parlent un langage plastique directement à travers l’architecture, la matière ou le média.
A.M. : Évoquant la sculpture et l’invisible, je pense à l’œuvre de Yves Klein qui parle même d’architecture de l’invisible, où l’air est envisagé comme matériau pour créer un nouvel espace. Comment l’espace peut-il se réorganiser autour de l’immatériel ?
J.C. : Je ne crois pas que ce soit l’espace qui se réorganise autour de l’immatériel, c’est l’idée même d’immatériel et le concept de vide qui ont évolué. L’éther du 19ème siècle a disparu du vocabulaire suite aux positions d’Einstein. L’espace n’est plus un espace vide, c’est un lieu matériel constamment traversé d’ondes et de flux. Nous sommes sortis de la phase magique des transmissions hertziennes.
Le média n’est plus seulement une technique qui fonctionne miraculeusement grâce à ces ondes, c’est un outil à portée de tous qui permet de se retourner sur ces phénomènes pour les sentir. C’est cette matérialité des ondes acoustiques et des champs électromagnétiques qui permet de les penser en termes plastiques.
A.M. : Dans le même ordre d’idées, vous évoquez l’expérience des micro radios libres à Tokyo dans les années 80 et plus particulièrement les travaux de Tetsuo Kogawa. Ces émissions courtes poussaient finalement les gens à se rapprocher les uns des autres, allant même jusqu’à se rencontrer en personne pour partager leur passion. Du son, on passe ainsi à l’espace, mais finalement, ne serait-ce pas la même chose ?
J.C. : Je pense que l’espace est la force du son. Murray Schafer disait qu’ « entendre, c’est toucher à distance« . Il y a quelque chose de charnel dans l’écoute. Un son enregistré peut faire exister un espace complexe en 2 secondes. S’il existe des sons sans espace, ce sont probablement les plus rares. Par exemple, celui d’un synthétiseur ou d’une voix enregistrée en studio et ré-écouté au casque. Car dès qu’il sort du haut-parleur, le son part à la conquête de l’espace. Edgard Varèse parlait à ce sujet d’ « oxygénation du son« . Les échos révèlent les espaces et en plein air, la distance imprime une marque singulière dans la matière sonore. J’apprécie particulièrement les effets de phase sur les sources distantes, comme le passage d’un avion à hélice.
A.M. : De là se pose la question de l’organisation du social lui-même, comment l’écologie politique vient-elle se greffer sur votre travail ?
J.C. : La micro radio permet de faire de la radio selon un principe de pair à pair. Il y a une permutation des rôles entre faire et écouter. La structure pyramidale (un émetteur face à une multitude de récepteurs) s’effondre au profit d’un réseau horizontal. En fusionnant lieu de production et lieu d’écoute, elle démystifie le studio et la technique. Ces dispositifs simples questionnent la conception traditionnelle des médias et les rapports de hiérarchie qu’ils sous-tendent.
A.M. : Votre dispositif, le DIAPH, est un casque acoustique permettant d’interagir avec l’environnement sonore. Vous en parlez comme d’un « outil d’appréhension augmentée » que vous souhaiteriez d’ailleurs voir entrer en interaction avec d’autres appareils, à l’exemple du smartphone. J’aimerais revenir sur cette notion d’homme augmenté. Pensez-vous que votre travail peut être défini comme transhumaniste dans son approche ?
J.C. : Non. Si on lie de façon aussi directe augmentation de l’homme et transhumanisme, il faut alors faire remonter le transhumanisme au couteau, au marteau et à la pharmacopée. Le transhumanisme a pour but la condition post-humaine. Entre l’outil et le post-humanisme, il y a la prothèse et une philosophie singulière de l’augmentation. Rouler en voiture, écouter un walkman ou utiliser un téléphone connecté au réseau modifient les rapports au monde. Face aux transformations du monde, comment choisissons-nous de nous adapter ? C’est ça la question.
A.M. : Serait-ce alors une manière d’interroger la dialectique effroi/fascination des objets techniques ?
J.C. : L’ambivalence de la technique est la même, qu’on considère un couteau, une voiture ou CRISPR -cas9 [enzyme permettant de couper l’ADN]. En critiquant une technologie, l’artiste prend toujours le risque d’en faire la promotion.
A.M : Qu’évoque pour vous le thème de cette résidence, Interfaces versus ruptures. Demain c’est maintenant ? Quelle serait votre définition des hyperfaces ?
J.C. : En fait je pense plutôt que demain c’était hier. Nos demain sciences-fictionnesques ont 100 ans et l’anticipation a sombré dans la dystopie. L’exercice de futurologie est d’autant plus important car la période demande d’écrire de nouveaux scénarios, basés sur des rapports à la technique et au monde différents. Les hyperfaces sont parties intégrantes de ce devenir. Il me semble important de les penser en dehors des cercles de l’innovation du design d’ « expérience ».